"Couvre-feu" pour les enfants
Le terme couvre-feu signifie l'interdiction de sortir certaines heures ou pour certaines catgories de population. Il voque d'abord une situation de conflits car cette restriction la libert d'aller et de venir y est frquente. Depuis les annes 1990, en dpit d'une situation de paix, il a galement t utilis pour qualifier des arrts municipaux interdisant aux enfants de moins de 12 ou 13 ans de circuler dans les rues au cours de la nuit sans tre accompagns d'une personne majeure.
Les maires de Sorgues, Gien, Dreux, etc., et plus rcemment d'Orlans ont pris de tels arrts avec pour objectif de protger les enfants et de prvenir la dlinquance juvnile. Ce phnomne n'est d'ailleurs pas propre la France car des actes comparables ont t adopts dans des tats trangers, comme les Etats-Unis ou le Canada.
Juridiquement, les arrts "couvre-feu" s'analysent comme des rglements de police - restreignant la libert de circulation ou libert d'aller et de venir -, que les maires ont la facult de prendre dans le cadre de leurs pouvoirs gnraux de police (art. L. 2122-24, L. 2212-2 et surtout L. 2212-1 du code gnral des collectivits territoriales) qu'ils exercent sous le contrle du reprsentant de l'Etat dans le dpartement.
I. Une restriction la libert d'aller et de venir
Aller et venir est une libert, et de surcrot une libert fondamentale. Il doit en tre tenu compte pour l'apprciation de la ncessit des mesures de police. D'autant que par ailleurs, la protection judiciaire de l'enfance semble offrir les moyens de remdier aux ventuelles dfaillances de l'autorit parentale.
Une atteinte une libert fondamentale .....
La libert d'aller et de venir ou libert de circulation ou encore libert de dplacement est la libert d'aller o l'on veut, quand on veut, comme on veut. Elle comprend la libert de se rendre l'tranger. Elle implique l'absence de toutes mesures de rtention administrative ou de dtention, absence qui se trouve la base des principes de la libert individuelle et de la sret, except les hypothses restrictives et les procdures protectrices prvues par la Constitution et les lois, et notamment en cas de condamnation pnale.
Cette libert est considre comme une libert fondamentale par les trois juridictions suprmes : Conseil constitutionnel, Cour de cassation, Conseil d'Etat. Ainsi le Conseil constitutionnel lui reconnat le caractre de libert individuelle fondamentale ayant valeur constitutionnelle depuis : CC 12 juillet 1979 Loi relative certains ouvrages reliant les voies nationales ou dpartementales - dcision dite Pont page. Il a de multiples fois confirm cette valeur : CC 19 et 20 janvier 1981 Loi renforant la scurit et protgeant la libert des personnes - dcision dite Scurit et libert; CC 26 aot 1986 Loi relative aux contrles et vrifications). Cette valeur constitutionnelle est galement admise par les juridictions suprmes des ordres judiciaire et administratif (notamment : CE 22 mai 1992 GISTI).
La libert d'aller et de venir est garantie par des conventions internationales
importantes :
- larticle 12 du Pacte international relatif aux droits civils et
politiques de New-York du 16 dcembre 1966.
- l'art. 2 du protocole additionnel n4 la Convention europenne de sauvegarde des
droits de l'homme.
Ces deux textes garantissent toute personne entre lgalement sur le territoire d'un
Etat le droit d'y circuler librement et d'y choisir sa rsidence.
Elle vaut dans des circonstances varies et concerne toute personne en situation lgale, y compris des catgories "particulires" de population : trangers, sans domicile fixe, marchands ambulants, parapticiennes (CE 28 fvrier 1919 Dames Dol et Laurent), etc. Aucun texte n'indique que les enfants seraient exclus de cette libert.
De cette atteinte une libert par les arrts "couvre-feu" dcoule une importante consquence au niveau contentieux. Une demande de sursis excution d'extrme urgence aussi dsign sursis-libert ou sursis de 48 H (ex-art. L. 27 CTA-CAA) tait recevable l'gard de ces arrts et dans le cadre du contrle de lgalit, les prfets ayant dfr ces actes en ont assorti leur requte. Les jugements n'ont pas t tous concordants mais dans son arrt en appel, CE ord 29 juillet 1997 Prfet du Vaucluse, le Conseil d'Etat est venu prciser les limites des interventions municipales, estimant que l'excution force tait illgalement prvue. Depuis l'entre en vigueur du code de justice administrative, le 1er janvier 2001, la suspension-libert de l'art. L.554-3 CJA s'est substitue la procdure de sursis de l'ex-article 27 CTA-CAA. De plus, dsormais les arrts municipaux peuvent galement faire l'objet d'une procdure non rserve au prfet, le rfr libert prvu l'art. L.521-2 CJA, puisque la libert d'aller et de venir est incontestablement une libert fondamentale. Ces procdures d'extrme urgence spcifiques la protection des liberts, parmi lesquelles la libert de circulation, tmoignent de l'importance accorde la protection des liberts.
.... qui dans le cas des enfants s'exerce sous la responsabilit des parents
La protection des enfants est en principe de la responsabilit des parents. Et la libert d'aller et de venir des mineurs est donc exerce sous la responsabilit des personnes qui disposent de l'autorit parentale leur gard. Aux termes de l'art. 371-2 Code civil, elle appartient aux pre et mre et ceux-ci doivent "protger l'enfant dans sa scurit, sa sant et sa moralit. Ils ont son gard droit et devoir de garde, de surveillance et d'ducation."
Et en cas de dfaillance de l'exercice de l'autorit parentale, des textes juridiques ont prvu l'intervention du juge des enfants qui peut notamment prescrire des mesures d'assistance ducative. L'art. 375 du Code civil prvoit que si la sant, la scurit ou la moralit d'un mineur non mancip sont en danger, ou si les conditions de son ducation sont gravement compromises, des mesures d'assistance ducative peuvent tre ordonnes par la justice. Dans des cas exceptionnels, le juge peut s'autosaisir. Selon les cas et la gravit, la protection judiciaire de l'enfance relve du tribunal d'instance, du tribunal de grande instance, du tribunal correctionnel, voire de la cour d'assise. Aux termes de l'art. 378-1 du Code civil, les parents risquent par jugement de se voir retirer l'autorit parentale en dehors de toute condamnation pnale, notamment lorsque "par un dfaut de soins ou un manque de direction, [ils] mettent manifestement en danger la scurit, la sant ou la moralit de l'enfant." Dans certains cas toutefois le retrait de l'autorit parentale peut tre partiel.
La ncessit des arrts municipaux est circonscrite par ces diverses dispositions et aussi par la mise en place en l'an 2000 de l'institution du Dfenseur des enfants, autorit administrative indpendante.
II. Les conditions de lgalit
Elles tiennent deux causes distinctes : au contenu de la mesure de police et son excution force.
De la lgalit des mesures de police
Juridiction constitutionnelle et juridiction administrative admettent des limitations la libert d'aller et de venir mais ils ralisent un contrle vigilant de la ncessit de ces restrictions.
La libert d'aller et de venir doit tre concilie avec les autres objectifs de valeur constitutionnelle (comme la protection de la scurit des personnes et des biens) et les mesures de police administrative prises ce propos doivent tre proportionnes aux risques de troubles pour l'ordre public qu'il s'agit d'viter, autrement dit tre vritablement rendues ncessaires par ceux-ci.
La jurisprudence du Conseil constitutionnel sur les contrles d'identit est particulirement illustrative de cette situation. Ainsi si contrles taient gnraliss et discrtionnaires, ils seraient incompatibles avec le respect de la libert individuelle. D'ailleurs, la libert daller et de venir que ces contrles mettent en cause, est parfois rattache non un principe mais la libert individuelle consacre larticle 66 de la Constitution selon lequel "Nul ne peut tre arbitrairement dtenu. L'autorit judiciaire, gardienne de la libert individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prvues par la loi."
Le Conseil constitutionnel estime donc que les contrles d'identit doivent tre limits : CC 5 aot 1993 loi relative aux contrles et vrifications d'identit. Il vise concilier l'"exercice des liberts constitutionnellement reconnues et les besoins de la recherche des auteurs dinfractions et de la prvention datteintes lordre public, notamment la scurit des personnes et des biens, ncessaires, lune et lautre, la sauvegarde de droits de valeur constitutionnelle".
La vigilance du Conseil constitutionnel est mme accrue en ce qui concerne les contrles d'identit l'gard des mineurs (art. 78-1 et suivants du Code de procdure pnale). Il exige que des conditions trs restrictives soient remplies pour que leur rtention puisse avoir lieu : CC 11 aot 1993 Loi modifiant la loi n 93-2 du 4 janvier 1993 portant rforme du code de procdure pnale. Pour les mineurs de moins de 13 ans, il doit s'agir de cas exceptionnels et s'agissant d'infractions graves, par dcision et sous le contrle d'un magistrat spcialis.
Le Conseil d'Etat ralise galement son contrle en oprant cette conciliation de la libert de circulation avec l'ordre public dont la finalit est de protger dautres droits de la personne, et notamment le respect de la proprit prive. Il admet donc que des restrictions peuvent y tre apportes par une autorit publique dans lintrt gnral.
Mais un rglement de police tablissant une interdiction gnrale et absolue est suspect d'tre illgal. Car pour tre lgale, une restriction doit tre ncessaire au regard du motif lgitime sur lequel lautorit comptente prtend la fonder, et le juge administratif exerce sur ce point un rigoureux contrle de proportionnalit (CE 19 mai 1933 Benjamin). Pour citer des exemples, le Conseil d'Etat a jug de la lgalit de diverses mesures restreignant cette libert : vacuation et interdiction d'accs d'une partie de l'le de la Guadeloupe en raison de l'ruption du volcan de la Soufrire (CE 18 mai 1983 Rodes); restriction de la libert de circulation dans des circonstances exceptionnelles (tat d'urgence, tat de sige, etc.) comme la lgalit de l'interdiction de sjour dans le territoire de Nouvelle-Caldonie dans lequel l'tat d'urgence a t proclam d'une personne ayant particip une manifestation interdite (CE 25 juillet 1985 Mme Dagostini). Mais le Conseil dEtat a censur comme portant une atteinte illgale la libert daller et venir le refus, ne reposant sur aucun texte, de dlivrer un passeport une personne souponne de se livrer au trafic de stupfiants (CE Ass. 8 avril 1987 Ministre de lIntrieur et de la Dcentralisation c/ Peltier) et une personne redevable envers le Trsor dimpositions dun montant trs lev (CE 4 mai 1988 Plante). Il a galement censur des dlibrations dassembles territoriales de territoires doutre-mer subordonnant la sortie du territoire la production dun document attestant la rgularit de la situation fiscale de lintress (CE 18 mars 1983 Faure) ou au versement dune taxe (CE 9 novembre 1992 Prsident du gouvernement du territoire de Polynsie franaise et prsident de lassemble territoriale de la Polynsie franaise). Il a aussi jug illgale l'exigence d'une garantie de rapatriement pour des personnes se rendant en Polynsie franaise, restriction non ncessaire une libert fondamentale, principe constitutionnel de la libre circulation sur le territoire de la Rpublique (CE 20 dcembre 1995 Mme Vedel et Jannot). Cette dernire affaire est galement trs illustrative des risques d'entrave la libert puisqu'aux termes de dispositions, toutefois tombes en dsutude, l'accs au territoire tait subordonn l'obligation de produire : une pice didentit datant de moins dun an (alors que la validit des passeports et des cartes d'identit est lgalement fixe cinq ou dix ans respectivement), dun extrait de casier judiciaire et dune "fiche spciale didentit".
Or, les arrts "couvre-feu" ne prvoient pas d'interdiction gnrale et absolue. Ils peuvent apparatre constituer une rponse proportionne la menace l'ordre public dans la mesure o ils visent une catgorie particulire d'individus (les enfants de moins de 12 ou 13 ans), valent pour certaines heures de la nuit (de 11 H - minuit 6 H du matin en gnral), pour certains quartiers de la ville et pour une certaine priode de l'anne (l't en gnral). Encore faut-il que les mesures qu'ils dictent soient ncessaires. Cette ncessit a plus de chances d'tre tablie si les problmes de dlinquance infantile (et les autres problmes d'ordre public lis la prsence d'enfants dans les rues) sont avrs dans la ville et que des efforts ont t accomplis par la municipalit pour la prvenir (notamment par la signature d'un contrat local de scurit). D'ailleurs l'arrt du maire d'Orlans du 15 juin 2001, dfr par le prfet, n'a t suspendu par ordonnance du tribunal administratif d'Orlans, que pour le secteur situ en dehors du CLS.
Les hypothques de l'excution force et de la voie de fait
Depuis les clbres conclusions de Romieu sur TC 2 dcembre 1902 Socit immobilire de Saint-Just, il est de rgle de considrer que l'autorit administrative ne peut assurer l'excution force de ses propres dcisions sauf dans trois hypothses : lorsqu'un texte de loi l'a prvue; en l'absence de toute sanction pnale; en situation d'urgence. Il faut prciser qu'il n'est pas ncessaire que l'excution force se ralise matriellement, la simple menace contenue dans un texte rglementaire peut suffire la constituer (dcision prcite Prfet du Vaucluse).
Or, les arrts de police sont tous sanctionns par l'art. R. 610-5 du code pnal (anc. art. R. 26-15) qui dispose que "Les violations des interdictions ou le manquement aux obligations dictes par les dcrets et arrts de police sont punis de l'amende prvue pour les contraventions de la 1re classe." Aux termes de l'art. L.131-13 du code pnal, le montant de ces amendes s'lve 250 F (au 30 juin 2001). L'excution force d'un rglement de police ne peut donc tre fonde sur l'absence de voie de droit pour sanctionner un contrevenant.
Il ne subsiste donc que deux hypothses. Or comme aucun texte lgislatif n'a confr un tel pouvoir aux maires dictant des rglements de police, il ne reste que celle de l'urgence. Dans la mesure o l'arrt ne prvoit que la reconduite du mineur au domicile de ses parents, les difficults juridiques semblent cartes. La rtention dans un local de police (par exemple, en cas de refus d'indiquer son domicile ou en l'absence de justificatifs d'identit) serait plus sujet caution compte tenu de la position du Conseil constitutionnel rappele ci-dessus.
C'est pour ne pas avoir eu cette prudence juridique que le sursis excution contre l'arrt du maire de Sorgues a t admis par le Conseil d'Etat estimant qu'il y avait dans l'excution force prvue un moyen srieux de nature justifier l'annulation de l'arrt municipal. (CE ord 29 juillet 1997 Prfet du Vaucluse). L'arrt municipal indiquait en effet que tout enfant de moins de douze ans circulant de 23 heures 6 heures sur le territoire de la partie urbaine de la commune sans tre accompagn d'une personne majeure ou ayant autorit sur lui pourra tre conduit par la force publique chez ses parents et ajoutait que, dans le cas o l'enfant ne pourrait tre identifi ou en cas d'absence des parents, "toutes dispositions seront prises pour assurer sa protection par les voies lgales".
L'excution force illgale que comporte un arrt "couvre-feu" peut-elle constituer une voie de fait ? La voie de fait est un acte de l'administration portant une atteinte grave et illgale une libert ou au droit de proprit et qui pour ce motif entrane la comptence du juge judiciaire. La question est juridiquement importante puisque de la rponse dpend l'ordre de juridiction comptent. Dans la voie de fait, il s'agit soit d'un acte non rattachable un pouvoir de l'administration soit d'une excution force irrgulire. Il en est ainsi par exemple de l'atteinte majeure la libert d'aller et de venir, que constitue l'hospitalisation force d'une personne en l'absence de titre d'habilitation (CE 18 octobre 1989 Mme B.) ou du retrait illgal d'un passeport empchant de se rendre l'tranger (TC 9 juin 1986 Commissaire de la Rpublique de la rgion Alsace c/ M. Eucat). Mais par une volution de la jurisprudence, il a t admis que certaines excutions forces pouvaient tre seulement irrgulires, et donc ne pas constituer une voie de fait (TC 12 mai 1997 Prfet de police de Paris c/ TGI de Paris - Ben Salem et Taznaret). En consquence, la comptence de la juridiction administrative est alors admise.
De plus, en principe le juge administratif est le juge de droit commun en matire de police administrative puisque le sursis excution lui est propre (CC 13 aot 1993 Loi relative la matrise de l'immigration et aux conditions d'entre, d'accueil et de sjour des trangers en France). Dans ces conditions, il est manifeste que la question de la juridiction comptente prsente un certain degr d'incertitude.
Quoiqu'il en soit, comme le montre l'exemple des arrts "couvre-feu", les contrles juridictionnels - notamment sur l'excution force et la voie de fait - sont une garantie essentielle d'un examen srieux de la ncessit des mesures contenues dans les actes de police administrative et donc la meilleure garantie possible de la protection des liberts. Mais il serait paradoxal que ce contrle n'ait lieu qu' l'initiative du Prfet, reprsentant de l'Etat dans le dpartement.
ADDENDA :
CE ord. 9 juillet 2001 Ville
dOrlans
CE ord 27 juillet 2001 Ville
d'Etampes
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